Tandis
que les révélations sur l’espionnage systématique de ses alliés
embarrassent Washington, Moscou paraît aligner les succès sur la scène
internationale (affaire Snowden, question syrienne). Héritière d’une
diplomatie redoutée mais affaiblie depuis la chute de l’URSS, la Russie
ambitionne de retrouver son rang de grande puissance. Au cours des derniers mois, le président russe, Vladimir Poutine, a
remporté deux succès majeurs sur la scène internationale. Au mois d’août
2013, il a offert l’asile à l’informaticien américain Edward Snowden,
auteur de fuites retentissantes sur les systèmes de surveillance
numérique de l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency,
NSA). Il a alors pu se targuer du fait que la Russie était le seul Etat
capable de résister aux exigences de Washington. La Chine elle-même
s’était défilée, suivie par le Venezuela, l’Equateur et Cuba, qui ont
multiplié les faux-fuyants. Paradoxalement, les pressions exercées par le vice-président Joseph
Biden et par le président Barack Obama auprès des gouvernements tentés
d’accueillir le jeune Américain ont largement contribué au succès de
M. Poutine. Washington a agi comme si M. Snowden représentait un risque
de sécurité presque comparable à celui qu’incarnait l’ancien dirigeant
d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden. Il a même obtenu de ses alliés qu’ils
interdisent leur espace aérien à l’avion du président bolivien, Evo
Morales (1), suspecté de transporter l’informaticien. Une telle
atmosphère a contribué à mettre en relief l’« audace » de M. Poutine,
tant sur la scène politique russe qu’à l’international. A Moscou, nombre
de ses opposants ont salué son geste, au nom de la défense des droits
et des libertés civiles. Mais
le véritable succès de M. Poutine, d’une portée bien supérieure, a été
remporté dans le dossier syrien. Grâce à la promesse qu’il a arrachée à
M. Bachar Al-Assad de détruire, sous contrôle international, toutes les
armes chimiques de son pays, M. Obama a en effet décidé de renoncer
« provisoirement » aux bombardements punitifs qu’il envisageait.
Jusque-là, la Maison Blanche avait menacé la Russie d’isolement, la
vilipendant pour son soutien au régime de Damas et son opposition à
toute sanction de l’Organisation des Nations unies (ONU). Or M. Poutine apparaît aujourd’hui comme l’homme d’Etat qui est
parvenu à éviter une expédition militaire aux conséquences redoutées. Là
encore, sa victoire a été facilitée par les mauvais calculs de
l’administration américaine. Après avoir essuyé le refus du Royaume-Uni
de s’associer à l’opération qu’il envisageait, M. Obama était sur le
point de connaître un second échec, aux conséquences imprévisibles, dans
sa tentative d’obtenir l’aval du Congrès américain. Bien qu’« incroyablement limitées », selon les termes du secrétaire
d’Etat John Kerry (2) le 9 septembre 2013, les représailles militaires
auxquelles il s’était rallié pour des raisons de crédibilité lui
répugnaient notoirement. Au lendemain de l’accord rendu possible par
M. Poutine, le quotidien Izvestia titrait ainsi : « La Russie vient au
secours d’Obama » (12 septembre 2013). Prudemment,
le président russe s’est gardé de manifester la même ironie
triomphaliste que ses thuriféraires. A l’unisson de sa diplomatie, il
voit dans les derniers événements un signe des temps et une occasion
historique à ne surtout pas gâcher. A tel point que si M. Snowden était
arrivé à Moscou en octobre 2013, après le réchauffement des relations,
plutôt qu’en juillet, il n’aurait sans doute pas pu y rester. Depuis deux ans, l’attitude de la Russie dans le conflit syrien met
en lumière à la fois ses craintes et ses frustrations, mais aussi ses
objectifs et ses ambitions à long terme sur la scène internationale.
Dans le même temps, elle éclaire les problèmes auxquels M. Poutine fait
face sur la scène intérieure. Les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) ont laissé
de nombreuses séquelles. Bien que les attentats et les attaques contre
les forces de l’ordre n’aient plus la même ampleur et ne fassent plus
autant de victimes, ils demeurent très fréquents au Caucase du Nord, et
font tache d’huile, en particulier au Daghestan et en Ingouchie –même si
les affrontements et crimes qu’on y observe relèvent davantage du
banditisme que de la politique. Les groupes militants tchétchènes sont
moins coordonnés, plus dispersés, mais toujours présents. Deux attentats
sans précédent ont frappé en juillet 2012 le Tatarstan, pourtant bien
loin du Caucase du Nord. Et le dirigeant clandestin tchétchène Dokou
Oumarov, qui s’est proclamé émir du Caucase, a promis de frapper lors
des Jeux olympiques de Sotchi, en février 2014. A l’instar d’observateurs américains comme Gordon Hahn, chercheur au
Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington (3),
une grande partie de la presse russe estime que plusieurs centaines de
militants provenant de Russie combattent en Syrie contre le régime. Cela
pourrait expliquer la poursuite des livraisons d’armes au gouvernement
Al-Assad. Pour M. Poutine et son entourage, une débâcle de l’armée syrienne
ferait de ce pays une nouvelle Somalie, mais avec autrement plus
d’armes, dans une région autrement dangereuse et susceptible d’offrir
une base arrière aux combattants qui opèrent en Russie. Il a fallu du
temps pour qu’on commence à partager ces craintes à Washington. Pour ce qui est des enjeux de politique internationale, on a souvent
réduit les objectifs russes dans le conflit syrien à la préservation de
Tartous –la seule installation (plutôt que base) militaire navale de la
Russie en Méditerranée– et au maintien au pouvoir de l’un de ses clients
sur le marché de l’armement. Sans être totalement négligeables, ces
considérations n’expliquent pas l’obstination de Moscou, qui cherche
surtout à recouvrer une place et un rôle dans l’ordre international
postsoviétique. Dès 1996, avec la prise en main du ministère des affaires étrangères
par l’académicien Evgueni Primakov, soit bien avant l’avènement de
M. Poutine (devenu président en 2000), un consensus s’installe au sein
des élites politiques. Il n’a cessé de se renforcer depuis : les
Etats-Unis cherchent à empêcher la réémergence de la Russie comme
puissance un tant soit peu importante. Les partisans d’une telle analyse
en voient la preuve dans les élargissements successifs de
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) vers les pays
baltes et plusieurs pays de l’Est, et dans la volonté américaine d’y
inclure la Géorgie et l’Ukraine, en violation des promesses faites à
M. Mikhaïl Gorbatchev pour arracher son consentement à l’intégration de
l’Allemagne unifiée dans l’organisation. Washington, affirment les
diplomates russes, a cherché à laminer l’influence de leur pays jusque
dans la région de ses intérêts les plus légitimes. Pour le Kremlin, le contournement du Conseil de sécurité de l’ONU par
les Etats-Unis et leurs alliés pour l’imposition de sanctions
internationales et plus encore pour des guerres comme celles du Kosovo,
en 1999, et de l’Irak, en 2003, constitue une façon d’éviter toute
négociation sur une base obligeant Washington à une prise en compte
autre que marginale des intérêts russes. Moscou exprime une aversion
profonde à l’égard des opérations militaires extérieures et, pis, des
changements de régime orchestrés sans l’aval du Conseil de sécurité. En s’opposant à toute opération contre la Syrie, la Russie a
constamment invoqué le précédent libyen de 2011. Elle s’était abstenue
lors du vote de la résolution 1973, dont le but proclamé était de
protéger les populations, mais qui a été détournée pour justifier une
intervention militaire et le renversement de Mouammar Kadhafi. A cette
époque, M. Dmitri Medvedev était président, et le Kremlin pariait sur un
nouveau départ dans ses relations avec la Maison Blanche. A Moscou prédomine aujourd’hui une vision essentiellement
géopolitique des affaires internationales –vieille tradition en Russie.
Depuis 1996, l’objectif central et officiel de la politique extérieure
est de renforcer la tendance à la multipolarité dans le monde, afin de
réduire graduellement l’unilatéralisme américain. Réaliste quant aux
capacités actuelles et même futures de son pays, M. Poutine –comme
M. Primakov avant lui– estime que la Russie a besoin de partenaires pour
avancer dans cette voie multipolaire. La Chine est ainsi devenue le premier de ses partenaires
stratégiques, et celui qui pèse le plus. La concertation des deux pays
au Conseil de sécurité est permanente, notamment sur le dossier syrien,
tout comme elle l’a été sur ceux de l’Iran, de la Libye ou de la guerre
d’Irak de 2003. Plus patient et plus confiant dans ses moyens, Pékin
laisse Moscou occuper l’avant-scène dans la défense de leurs positions
communes. D’où, là encore, la sacralisation par le Kremlin du Conseil de
sécurité comme seul lieu légitime des arbitrages politiques
internationaux. Depuis le début de ce partenariat, les analystes occidentaux
prédisent son effritement prochain, en raison des craintes des élites
russes face au poids démographique et économique de la Chine. Pourtant,
la coopération n’a cessé de croître, tant sur le plan économique
(exportation du pétrole et des armes russes) que politique (concertation
au sein de l’Organisation de coopération de Shanghaï [4]) et
militaire : quasiment chaque année ont lieu des manœuvres et des
exercices conjoints impliquant des forces aériennes, terrestres et
navales. Certes, il existe des zones de friction, par exemple au sujet du
commerce avec les pays de l’Asie centrale postsoviétique, où la Chine a
depuis 2009 dépassé la Russie. Mais Pékin y a jusqu’à présent respecté
la primauté des intérêts géopolitiques de son voisin, et ne cherche pas à
y implanter des bases. Il reconnaît l’Organisation du traité de
sécurité collective (OTSC) entre Moscou et la majorité des Etats de la
région (5). En revanche, malgré les demandes répétées du Kremlin, qui
veut une coopération entre l’OTAN et l’OTSC comme cadre de la
coopération autour de l’Afghanistan, les Etats-Unis ont toujours refusé,
préférant traiter séparément avec chaque Etat de tous les problèmes,
comme l’installation de bases ou le passage du ravitaillement de ses
troupes. M. Poutine ne recherche pas une compétition tous azimuts avec les
Etats-Unis dont il n’a de toute évidence pas les moyens. Certes, que
chacun accuse l’autre d’adopter une mentalité de guerre froide peut
créer de la confusion. Mais quand la Russie se réjouit des déboires
internationaux de Washington, c’est plus par dépit que par esprit de
revanche. Ainsi, elle ne souhaite pas une défaite des Etats-Unis en
Afghanistan, ni leur retrait précipité de ce pays. Quant à
l’affrontement sur le dossier syrien, il concerne d’abord et avant tout
les règles du jeu international. La Russie cherche un rééquilibrage de
l’ordre mondial qui ferait repartir ses relations avec les Etats-Unis et
le monde euro-atlantique sur une base nouvelle ; ce qui n’empêche pas
non plus une compétition féroce dans certains secteurs où elle est bien
armée : elle a ainsi de grandes chances de voir son projet de gazoduc
South Stream l’emporter sur le projet Nabucco, soutenu par Washington
(6). L’heure a-t-elle sonné pour le grand rééquilibrage obstinément
recherché par le Kremlin ? Son ambition de retrouver un rôle autre que
subalterne serait-elle en train de se réaliser ? Le succès de M. Poutine
dans le dossier syrien entretient ce sentiment –ou peut-être cette
illusion– que la multipolarité serait en train de s’imposer à
Washington. La défection du Royaume-Uni, l’allié inconditionnel des
Etats-Unis, serait un signe des temps, de même que les débats qui l’ont
suivie lors du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, où s’est exprimée avec
force une opposition à toute aventure militaire en Syrie (7).
L’aversion qui s’est manifestée au Congrès américain en serait un autre. Pour les analystes russes les plus sobres, il ne faut pas miser sur
les néo- isolationnistes du Congrès, mais sur M. Obama première manière,
c’est-à- dire celui qui veut non pas un désengagement américain
déstabilisateur, mais un désamorçage des conflits les plus dangereux sur
la base de compromis internationaux. Or les deux conflits les plus
menaçants sont ceux –étroitement liés– qui concernent la Syrie et
l’Iran, à la solution desquels la Russie estime pouvoir contribuer
grandement. Le
rapprochement entre Washington et Moscou sur le dossier syrien a
commencé bien avant le spectaculaire retournement de septembre. En mai
2013, M. Kerry avait donné son accord à son homologue russe sur le
projet d’une conférence internationale consacrée à l’avenir de la Syrie,
tout en continuant d’exiger le départ de M. Al-Assad. Au sommet du G8
de juin, à Lough Erne, en Irlande du Nord, une déclaration commune sur
la Syrie a été retardée pour obtenir l’aval de M. Poutine. L’acceptation
par M. Al-Assad de se départir de ses armes chimiques, si elle se
confirme, donnera au dirigeant russe une légitimité auprès des
chancelleries occidentales. Depuis des mois déjà, Moscou insiste pour que Téhéran participe à la
conférence internationale envisagée, afin qu’elle ait une chance
d’aboutir. Jusqu’ici, aiguillonnés par Israël, les Etats-Unis ont
refusé. C’est pourquoi la Russie s’emploie à activer le dialogue amorcé
entre M. Obama et le nouveau président iranien, Hassan Rohani. Même une
amorce de compromis sur le dossier nucléaire faciliterait une dynamique
d’ensemble. Moscou travaille d’ailleurs à renforcer ses relations avec
l’Iran, qui s’étaient dégradées après son ralliement à nombre de
sanctions demandées par Washington au Conseil de sécurité en 2010. Il
avait alors annulé la livraison à Téhéran de missiles de défense
antiaérienne S-300. Ce n’est pas la première fois que M. Poutine cherche à établir une
relation forte avec les Etats-Unis, sur la base d’une égalité au moins
relative. On l’a vu après les attaques de septembre 2001, lorsqu’il
avait cru voir s’ouvrir une fenêtre d’opportunité. Sans condition
préalable, il avait facilité l’installation de bases militaires
américaines chez ses alliés d’Asie centrale pour la guerre
d’Afghanistan. Et, pour signifier sa volonté d’aller encore plus loin
dans cette détente, il avait fait fermer les dernières installations
militaires soviétiques de surveillance à Cuba (peu importantes, il est
vrai). Mais dans les mois qui suivirent, M. George W. Bush donna le feu
vert final à l’entrée des trois républiques baltes dans l’OTAN, et
annonça le retrait américain du traité de défense antibalistique, dit
traité ABM, qui limitait strictement les armes de défense antimissile.
L’embellie avait pris fin. M. Poutine estime qu’il est désormais
possible de revenir à une coopération plus fructueuse. Une hypothèque importante pèse cependant sur les chances d’une telle
évolution ; et elle relève des affaires intérieures russes. Depuis son
retour à la présidence, en 2012, dans un contexte de manifestations
d’opposition populaire de grande ampleur à Moscou, M. Poutine, pour
mieux asseoir son pouvoir, cultive l’antiaméricanisme comme une
composante du nationalisme russe. On le voit notamment aux nouvelles
lois qui obligent les organisations non gouvernementales (ONG) russes
recevant des financements extérieurs, si faibles soient-ils, à se
déclarer comme étant au service d’intérêts étrangers. On trouve ici une
trace de sa formation au KGB, qui le porte à voir les manœuvres et
influences extérieures comme la cause essentielle des problèmes
intérieurs et comme des facteurs d’instabilité politique. Une
aggravation ou au contraire une correction du déficit de légitimité de
son pouvoir pèsera forcément sur la réalisation de ses ambitions
internationales. Jacques LÉVESQUE 1) Lire « Moi, président de la Bolivie, séquestré en Europe », Le Monde diplomatique, août 2013. (2) Patrick Wintour, « John Kerry gives Syria week to hand over chemical weapons or face attack », 10 septembre 2013, www.theguardian.com (3) Cf. « The Caucasus and Russia’s Syria policy », 26 septembre 2013, http://nationalinterest.org (4) Organisation créée en juin 2001 et à laquelle adhèrent la Chine,
le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, la Russie et le
Tadjikistan. Parmi les Etats observateurs figurent l’Inde, l’Iran, le
Pakistan. (5) Les Etats membres sont, outre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. (6) South Stream est un projet de gazoduc qui relie la Russie à
l’Europe en contournant l’Ukraine. Nabucco devrait relier les champs
gaziers de la mer Caspienne à l’Europe. (7) Lire Michael T. Klare, « Le grand écart de Washington », Le Monde diplomatique, octobre 2013. http://www.interet-general.info/spip.php?article18864 Le Monde diplomatique, 30 octobre 2013
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