ELWATAN-ALHABIB
jeudi 12 février 2009
 
Un article de Jean Bricmont


Sur le retour du ni-ni, l’islamisme et l’antisémitisme dans les manifestations


Ce texte est en partie une réponse à une Carte Blanche « Le pouvoir aux « barbus » ? Non merci ! », publiée en Belgique (Le Soir), suite à des manifestations concernant Gaza (*).
8 février 2009


Il y a une spécialité dans certains mouvements de gauche ou pacifistes qui consiste, lors de chaque conflit, à se rabattre sur le ni-ni. Ni Milosevic, ni Otan, ni Bush ni Saddam et, aujourd’hui, renvoyer dos-à-dos Israël et le Hamas ou le Hezbollah. Dans tous les cas, le problème est triple :

- On ignore la différence dans les rapports de force.

- On met sur le même pied l’agresseur et l’agressé.

- Et, ce qui est le plus important, on se place comme si nous étions en dehors des conflits, au-dessus de la mêlée, alors qu‘évidemment nos gouvernements ne le sont pas.

Dans le cas du conflit à Gaza, la version dominante du ni-ni consiste à condamner à la fois les tirs de roquettes du Hamas et la réponse d’Israël, parfois jugée disproportionnée. Le mot "disproportionnée" est lui-même absurdement disproportionné par rapport à l’écart des forces en présence. D’un côté, il y a une force armée nationale ultrasophistiquée. Lorsque cette force attaque, elle le fait pour détruire des infrastructures et terroriser toute une région par la démonstration de sa supériorité militaire. De l’autre, il y a quelques fusées artisanales qui sont lancées vers Israël, sans espoir de gagner une bataille, mais plutôt pour signaler désespérément qu’un peuple dépossédé, enfermé et oublié existe toujours. Les tirs de roquettes n’étant qu’un moyen de cogner à la porte d’une prison, l’agresseur est avant tout celui qui a emprisonné injustement tout un peuple, le privant depuis des décennies d’autres moyens de faire reconnaître son existence. Les gens qui lancent ces roquettes sur Israël sont souvent des descendants de ceux qui ont été chassés de leurs terres en 1948. Les roquettes sont l’écho de cette dépossession datant maintenant de soixante ans. Tant que ce fait fondamental n’est pas pleinement reconnu, et il ne l’est presque jamais en Occident, il est impossible d’avoir une vision réaliste de la profondeur du problème.

Celui-ci provient en réalité des principes sur lesquels Israël est fondé, à savoir qu’il est légitime pour certaines personnes, en vertu d’une propriété acquise à la naissance (être « juif ») d’occuper la terre d’autres personnes auxquelles les hasards de la naissance n’ont pas conféré cette propriété. Que l’on invoque la Bible ou l’holocauste comme justification plus directe de cette occupation ne change rien à son caractère intrinsèquement raciste, c’est-à-dire fondé en fin de compte sur une distinction importante faite entre les êtres humains et liée uniquement à leur naissance.

Cet aspect raciste est évidemment présent à l’esprit des victimes et de tous ceux qui s’identifient à eux-surtout les populations du monde arabo-musulman et une partie du tiers-monde, pour qui le projet sioniste rappelle douloureusement des expériences antérieures du colonialisme européen, mais il n’est pratiquement jamais intégré au débat en Occident. Il faut souligner qu’il s’agit ici d’un racisme institutionnel, c’est-à-dire lié aux structures d’un état, ce qui est très différent du racisme « ordinaire », celui, malheureusement fort répandu, mais souvent passif, qui existe dans l’esprit de beaucoup d’individus. Et c’est le racisme d’état qui est en général considéré comme étant « d’extrême droite », « incompatible avec nos valeurs », « contraire à la modernité et à l’esprit des Lumières ». C’est ce racisme qui menait à la condamnation générale de l’Apartheid en Afrique du Sud et de son idéologie. Mais ce n’est pas le cas pour le sionisme, qui est pourtant l’idéologie qui légitime ce racisme institutionnel. Malheureusement, c’est souvent la gauche occidentale qui, tout en étant la plus prompte à dénoncer en général le racisme d’état, est la plus portée à faire une exception pour "l’Etat juif".

De plus, tout le discours dominant sur ce conflit est indirectement contaminé par la vision raciste de départ :

- Toutes les parties et tous les intellectuels ou commentateurs « respectables » doivent, avant toute autre chose, reconnaître « le droit à l’existence d’Israël », mais l’expression « droit à l’existence de la Palestine » est pratiquement inexistante. Pour ce qui est des Palestiniens, leur État, à supposer qu’il y en ait un jour un, résultera non d’un droit, mais d’une négociation ; et encore, d’une négociation avec un partenaire palestinien « responsable », c’est-à-dire reconnaissant comme préalable à toute discussion le droit à l’existence de son adversaire, lequel ne lui reconnaît nullement un tel droit.

- N’importe quelle personne d’origine juive a le droit de s’installer en Israël mais les non-juifs qui en ont été chassés en 1948 ou après, ainsi que leurs descendants, ne peuvent pas le faire. Même dans les Territoires dits palestiniens, leurs déplacements d’un endroit à l’autre sont fortement limités.

- Le Hamas et le Hezbollah doivent êtres empêchés de se réarmer, mais Israël peut recevoir des Etats-Unis, gratuitement, toutes les armes souhaitées.

- Israël est constamment célébré comme étant "la seule démocratie au Moyen-Orient”, mais les élections libres des Palestiniens sont ignorées.

- Les Palestiniens doivent « renoncer à la violence, » mais pas Israël.

- L’Iran ne peut posséder d’arme nucléaire, mais Israël bien.

Toutes ces différences de traitement reposent en fin de compte sur l’idée que l’entreprise initiale de colonisation était légitime, ou qu’elle appartient au passé et qu’il n’est pas souhaitable d’en reparler ; mais les deux attitudes reviennent à nier l’humanité pleine et entière des victimes, ce qui nous ramène à la question du racisme. Car imaginons quelle serait la réaction européenne si l’État d’Israël avait été créé, mettons, dans une partie des Pays-Bas ou de la Côte d’Azur, en en faisant fuir une fraction importante des habitants.

Ces deux poids deux mesures se retrouvent à tous les niveaux dans le discours dominant, par exemple lorsqu’on répète qu’il ne « faut pas importer le conflit » en France, comme si le fait que presque toute la classe politique française accepte de se faire sermonner, lors du dîner annuel du CRIF, sur son attitude supposée pro arabe, ne constituait pas déjà une « importation du conflit », mais unilatérale, en faveur d’Israël.

Le discours qui stigmatise l’extrême droite souffre également de ce deux poids deux mesures ; en général, ce discours vise l’extrême droite française traditionnelle, dans ses différentes variantes, ou les islamistes, mais jamais le sionisme. En fait, une bonne partie de la gauche politique et intellectuelle adopte, sur la question de la Palestine, une position implicitement raciste qui serait considérée comme d’extrême droite si elle avait concerné l’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid.

La gauche attaque souvent en grande pompe une extrême droite, certes désagréable, mais faible et marginale (c’est bien pour cela qu’on peut l’attaquer) tout en étant, au mieux, passive face à une autre extrême droite (le sionisme), qui, elle, est soutenue militairement et diplomatiquement par la plus puissante démocratie au monde.

Une façon de tenter de faire taire les protestations contre la politique israélienne consiste à dénoncer l’antisémitisme dans les manifestations, ainsi que l’identification entre Israël et nazisme. Évidemment, cette dernière comparaison est excessive, mais tout le monde commet ce genre d’excès, tout le temps. Quid de « CRS-SS » (en Mai 68, combien de morts, comparé à Gaza) ? Ou d’Hitlerosevic ? Ou de Nasser, le Hitler sur le Nil (en 56) ? Pourquoi des supporters d’Israël peuvent-ils constamment identifier le Hamas ou l’Iran à Hitler et l’excès inverse serait interdit ? On pourrait répondre que cela devrait l’être à cause de ce que les Nazis ont fait aux juifs. Mais ce genre de considérations n’a jamais empêché de comparer aux Nazis les Soviétiques ou les Serbes, qui ont aussi beaucoup souffert pendant la guerre. Moins que les juifs sans doute, mais à partir de quel niveau de souffrance les excès deviennent-ils inacceptables ? Plus fondamentalement, à partir du moment où la nazification de l’adversaire est l’arme idéologique principale de l’Occident et d’Israël, il est inévitable que cette arme soit retournée contre eux quand l’occasion s’en présente.

Pour ce qui est de l’antisémitisme, il ne faut pas oublier que la politique israélienne se fait au nom d’un État qui se dit juif, et qu’elle est fortement soutenue par des organisations qui disent représenter les juifs (à tort ou à raison). Comment espérer éviter, dans ce climat, que beaucoup de gens ne deviennent anti-juifs ? C’est en demander un peu trop à la psychologie humaine. Pendant la guerre, la plupart des habitants des pays occupés étaient anti-allemands (contre les « Boches »), pas seulement antinazis. Pendant la guerre du Vietnam, les opposants étaient souvent anti-américains pas seulement opposés à la politique US (et c’est encore la même chose maintenant par rapport à leur politique au Moyen-Orient). Il est absurde d’espérer que les gens se fassent la guerre tout en ne se haïssant pas, en respectant les droits de l’homme, et en étant de bons antiracistes. Et comme le conflit est importé, depuis longtemps, dans le discours médiatique et l’action politique, il y a bien ici une guerre idéologique dont les effets prévisibles sont exactement ceux que l’on déplore.

On ne peut pas non plus demander aux opposants à Israël de faire la distinction entre juifs et sionistes alors que le discours dominant ne le fait presque jamais (du moins quand cette identification permet de présenter Israël comme un pays éternellement « victime » ou « paria »).

De plus, comment veut-on qu’une population qui est sans arrêt diabolisée, ridiculisée, insultée, parce que, en tant que musulmane, elle n’aurait rien compris à la démocratie, aux droits de l’homme, aux droits de la femme, et serait "communautariste" quand elle affiche ses convictions religieuses, ne réagisse pas avec virulence (au moins verbale) face aux massacres de Gaza ?

Ce qui précède n’est pas une « justification de l’antisémitisme » mais une observation banale sur un aspect déplaisant mais assez universel de la psychologie humaine. On pourrait ajouter que tous les discours de dénonciation et de condamnation de l’antisémitisme qui ne prennent pas en compte le contexte dans lequel celui-ci se développe ne servent à rien et sont sans doute contre-productifs, comme le sont en général les discours moralisateurs.

La situation ici est pratiquement aussi inextricable que la situation en Palestine même. Bien sûr que l’antisémitisme augmente, ainsi que l’identification communautaire, dans tous les camps. Nous sommes incapables de résoudre la situation au Moyen-Orient, mais on pourrait au moins commencer par reconnaître ici la véritable nature du problème (le racisme institutionnel d’Israël) et changer radicalement de discours. Il faudrait également mettre fin aux intimidations et aux procès (pour délit d’opinion), faire en sorte que tous puissent dire ce qu’ils pensent vraiment d’Israël et de ses soutiens, et établir l’égalité des armes dans les débats sur ce qui touche au sionisme. Il faudrait également que la politique française et européenne soit déterminée indépendamment de l’influence de groupes de pression. C’est seulement ainsi que l’on peut espérer, à terme, décommunautariser le débat et faire régresser l’antisémitisme.

Jean Bricmont
Le 8 février 2009.

 
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